Chapitre 1

 

(Lisbeï/Journal)

 

Béthély, 21 de junie 519 AG.

 

Est-ce triste, ou simplement curieux, ou doit-on être émerveillée, quand on regarde en arrière toutes ces histoires qui sont presque arrivées mais pas tout à fait, qui ont commencé à s’esquisser dans la Tapisserie mais dont les fils détournés sont allés tracer d’autres dessins ? Tous ces autres côtés, imaginés, mais jamais mis au monde ? Je ne suis jamais retournée dans tes Mauterres, jamais allée plus loin qu’avec Kélys pendant ces huit mois de 498 - 499. La petite est née, nous sommes retenues quelques jours après à Béthély. Il faisait nuit. Dans les bras de Tula, ta petite s’est mise à gigoter, une de ses mains a essayé d’attraper le nez de Tula et Tula s’est mise à rire : « Elle me ressemble, Lisbeï ! » Et c’est vrai, c’est une Béthély comme je n’en ai jamais été une, plus Béthély encore que Tula, si c’est possible. Ma fille. Sa fille. Yémen.

Non, aucune des histoires que j’ai imaginées ces dix dernières années ne s’est réalisée. Elles se sont toutes transformées en cours de route. Je suis retournée à Angresea mais Guiséia n’a pas pu tenir, alors que Toller pouvait, pourrait toujours, mon pauvre Toller, « Il y a des situations où personne ne peut gagner », oui, et des histoires qui refusent de bien tourner malgré tous nos efforts – ou peut-être à cause d’eux ? Et je ne suis pas revenue vivre à Béthély, même si j’y fais des séjours réguliers. Je pensais que je m’occuperais de la Tribune, mais c’est Fraine et Livine qui s’en chargent presque sans moi – j’y contribue de temps en temps : je traduis quelques-uns des livres de Belmont et j’en fais le commentaire pour me changer les idées (c’est radical). Ce que je fais, cependant – et logiquement, d’une certaine façon – c’est ce que je n’avais jamais pensé faire. Parcourir le Pays des Mères avec Antoné ou Kélys, à la recherche de ces petites Vertes (ou de ces Rouges et maintenant de ces Bleues) qui ont eu la Maladie, tôt, ou tard, ou très tard, et qui ont survécu. Il y en a de plus en plus. Et quelques-unes comme Sylvane, hélas. Et un certain nombre qui se déclarent assez tard. Un cas s’est présenté encore récemment à Maroilles, une jeune Bleue de dix-neuf années subitement menstruée. Une à ajouter aux nouvelles statistiques d’Antoné.

J’ai une hypothèse à ce sujet, et à propos des Bleus à qui cela arrive aussi, au fait – mais c’est bien plus difficile d’en être sûre, avec les Bleus… et plus délicat surtout à vérifier – il faudrait se livrer à des enquêtes beaucoup trop personnelles… Je ne crois pas, de toute façon, qu’Antoné soit prête à admettre mes hypothèses. Kélys, oui, sans doute. Mais il est encore bien trop tôt. (C’est ce qu’elle pense, même si elle ne le dit pas. Elle n’a pas besoin de me le dire, de toute façon…) Nous nous contenterons pour l’instant d’avoir fait prendre conscience aux Familles de l’existence du phénomène. Ou du moins de l’existence d’un phénomène – d’une « mutation nouvelle », le terme a été employé en pleine Assemblée de Litale l’année dernière, par Anelore de Névénici elle-même. Il y avait un peu trop de produits de ces « mutations nouvelles » parmi les assistantes pour qu’elle ose utiliser le terme que sans nul doute elle préférerait.

Je sais bien maintenant ce que je vois pendant la transe – après les leçons de Kélys dans les Mauterres, après avoir appris à contrôler consciemment mon corps comme elle me l’a montré, comment l’ignorer ? Et Toller, cette nuit-là, au sommet de la Tour, pris dans ma transe, pris dans ma vision… Toller, qui avait si aisément « neutralisé » son corps pendant toutes ces années pour ne plus souffrir d’être un Rouge – comme moi pour ne pas avoir à être une Rouge, ne jamais voir le sang qui m’aurait fait devenir Selva, qui m’aurait fait perdre Tula. Si des os peuvent se réparer, des blessures cicatriser plus vite… pourquoi pas ? « Filles de Garde », en vérité. Les enfantes magiques de la Princesse, l’énigme triple du Génie, les minuscules squelettes dans les cellules… et le mot clé dans la marelle.

Mais je ne serai jamais sûre de rien. Si Kélys sait quelque chose, elle n’en parlera pas. Elle observe, elle attend. Plus pour très longtemps, sans doute. Elle a beaucoup vieilli ces dernières années, ses cheveux sont tout blancs. Elle ne voyage plus, même si elle est encore robuste. Elle est restée à Béthély depuis la naissance de Yémen, en fait. Elle a… voyons… Elli, près de soixante-dix années, maintenant ? Jamais su son âge exact. Notre mystérieuse Kélys, charmeuse de tigresses blanches. Maintenant que j’y pense, c’est d’elle que vient le nom de Yémen. Elle nous racontait toutes ces histoires de voyages avec les noms anciens des pays d’Afrike, et Tula avait choisi ce nom-là pour la fille qu’elle m’aurait donnée – si la biologie n’en avait pas décidé autrement. Que nous nous sommes donnée, parce que la Tapisserie s’est tissée ainsi. Tula, qui n’ira jamais voyager dans les terres lointaines : une autre histoire qui n’aura pas lieu. Elle continuera à élever Yémen. Et moi, sans aimer voyager, je continuerai à voyager. Mais j’aime revenir, aussi. J’aime revenir à Béthély.

C’est l’anniversaire de la naissance de Yémen, aujourd’hui. Toujours cette pulsion irrésistible qui me pousse à me souvenir, les jours d’anniversaires, à mesurer le temps écoulé, ce qui a changé mais pas tellement, ce qui n’a pas changé mais qui vacille. La flotte de l’Ouest, un voyage couronné de succès, des terres relativement habitables et non habitées – du moins jusqu’à maintenant. Le nouveau rapport d’exploration devrait arriver bientôt, qui sait ce qu’elles auront trouvé depuis ? Le temps, la durée…C’est comme pour les livres de Belmont : heureusement que nous ne sommes pas très nombreuses à les traduire ni à les lire. Et je dirais même maintenant « heureusement que presque personne d’autre ne s’y intéresse » ! L’impact de tous ces livres, ces idées étrangères, toutes ces données si difficiles à décoder, la plupart du temps impossibles à assimiler… Ces époques et ces sociétés disparues, ces langues que nous pouvons déchiffrer mais dont les mots recouvrent des réalités mortes – et nous ne pourrons jamais vraiment les ressusciter… Kélys a sans doute raison, il vaut mieux que les choses n’arrivent pas trop vite ni toutes en même temps.

Il vaudrait mieux. Mais on n’a là-dessus qu’un contrôle limité. Même si le processus de réfrigération mis au point à Angresea est loin d’avoir l’efficacité requise, par exemple, elles l’améliorent constamment. Et tout le monde sait qu’il existe, maintenant – en connaît les possibilités. Quelqu’une finira bien par en tirer les mêmes conclusions que moi, loin de la conservation des vaccins ou des aliments, et du côté des incidences possibles sur la reproduction humaine. Quelqu’une l’a déjà fait peut-être et, pour des raisons qui ne sont pas forcément les miennes, a gardé ces spéculations pour elle. Ce qui n’empêchera nullement une autre de les faire, ou un autre, jusqu’au jour où la question sera posée à l’Assemblée des Mères. Et alors…tout pourra changer. Oh, ces pourparlers-là seront quelque chose à voir, à entendre ! Jamais le Pays des Mères n’aura été confronté à un tel bouleversement potentiel. Et peut-être ne pourra-t-on pas y faire face. Pas maintenant. On laissera les Juddites l’étouffer sous leurs cris. Mais une fois l’idée lancée… Elle reviendra. Nous ne massacrons pas nos inventeuses, nous, comme certaines sociétés du Déclin.

Suis-je vraiment une observatrice si détachée ? Non. Je fais ma Kélys – j’en ai pris l’habitude, à son contact prolongé. Et puis, c’est une attitude moins pénible que la peur – même si elle n’est pas forcément plus productive, contrairement à ce que j’ai parfois pensé. Une bonne terreur, de temps en temps, vous remet les idées en perspective. À planer ou à prétendre planer, comme le fait parfois Kélys, au-dessus des êtres et des événements, on la perd, justement, la perspective humaine. Mais il y a bel et bien des transformations plus souhaitables que d’autres. On doit peser ce qui est gagné, ce qui est perdu, par qui, de quelle façon… Je crois que nous perdrions beaucoup plus que nous ne gagnerions, si vraiment elles arrivent à congeler du sperme et à l’utiliser après décongélation. Les mâles sembleraient y gagner dans un premier temps, sans doute. Mais ils se retrouveraient encore plus dissociés qu’à présent de nous et de tout le processus des naissances. Je ne suis pas sûre que nous puissions nous le permettre, ni nous ni eux. Tel qu’il est, avec tous ses défauts indéniables qu’on s’emploie toujours à corriger, le Service nous unit en Elli. La Danse nous unit. Et Guiséia se trompe, je ne crois pas qu’on cessera de se servir de l’agvite – pas tant que nous ne serons pas plus nombreuses à pouvoir nous en passer, nous, les « Filles de Garde ». Où donc ai-je entendu ce terme pour la première fois ? Je ne sais plus. Ici, en tout cas, à Béthély. Antoné ? Mais l’expression s’est répandue. Tant mieux. Un bien meilleur terme qu’« Abomination ». Il porte moins de dangers potentiels…

La Tapisserie, la Parole, la Promesse : les graines de Garde. Nous enseigner à vivre plus souplement au confluent de ce qui change et de ce qui ne change pas, accepter de souffrir sur le bûcher en valait peut-être la peine ? Nous donner une chance de prévoir, aussi. Prévoir ce qui veut, ce qui peut se transformer… Des sœurs à l’Ouest, un jour, peut-être. Des hommes aux Assemblées. La réfrigération qui métamorphosera peut-être un jour complètement le Service. Mais il y a autre chose. Les voyages, oui ; les institutions, certes ; la technologie si chère à Guiséia et qui s’efforce de maîtriser l’espace et le temps, sans doute… Il y a un autre côté, pourtant, plus secret, mais d’où peuvent venir des changements bien plus profonds : en chacune, en chacun de nous – sur le fil où notre esprit danse avec notre corps. Et qui sait avec quel corps danseront les enfantes de nos enfantes ?

Chroniques du Pays des Mères
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